Elena - Alexeï Zviaguintsev

Publié le par Patrick Braganti

affiche-copie-25En l’espace de trois films : Le Retour en 2003, Le Bannissement quatre ans plus tard et Elena aujourd’hui, le russe Andreï Zviaguintsev a forgé une œuvre exigeante et remarquée dans les festivals de Venise et de Cannes. Si les deux premiers longs-métrages maniaient avec brio l’hyperbole, l’allégorie et la métaphore et se situaient au sein de la nature loin des réalités sociales, il en va tout autrement avec Elena ou le destin d’une femme modeste confrontée à un choix cornélien dans le but de sauver sa famille et d’offrir, du moins l’espère-t-elle, une véritable chance à son fils et ses petits-enfants. Mariée à Vladimir, un homme riche, froid et distant, Elena semble plus avoir un rôle d’intendante ménagère, d’infirmière que d’épouse. Les relations du couple limitées aux échanges indispensables sont également perturbées d’un côté par le fils d’Elena, au chômage, vivant à la périphérie de Moscou que sa mère ne cesse de soutenir financièrement et de l’autre par la fille de Vladimir, distante et négligente. Un équilibre fragile et hypocrite prêt à s’effondrer le jour où, après un malaise cardiaque, Vladimir décide de rédiger un testament où il compte léguer toute sa fortune et ses biens à sa fille. Face au bouleversement qui se profile, quelle décision va prendre Elena ?

 

Il est indéniable que le film s’inscrit dans la réalité contemporaine d’une Russie terriblement contrastée où voisinent une classe supérieure riche et privilégiée – dont les sources de l’aisance bourgeoise restent ici mystérieuses – et les couches populaires reléguées dans les immeubles crasseux des banlieues, décimées par la misère, le chômage et l’abandon des institutions (police, justice) qui font de l’argent le seul et dernier ascenseur social possible, permettant par exemple d’échapper pour le petit-fils d’Elena à la perspective du service militaire (intégrer l’armée est vécue par les jeunes russes comme une catastrophe). Cependant, l’ambition du film dépasse largement le cadre social dans lequel il choisit de s’ancrer : la question qui se pose à Elena est universelle et touche aussi à l’intemporalité.

 

Prenant la forme d’un rondo, c’est-à-dire qu’un même plan l’inaugure et le clôt, le film est remarquable par la simplicité et la limpidité de sa narration qui évite tout effet, allant à l’essentiel et aux faits nécessaires au bon déroulement. Elena, femme soumise et docile, subit pareillement la froideur méprisante de Vladimir et la stupidité crasse et irresponsable de sa famille. Par sauvegarde personnelle, mue inconsciemment par un déterminisme social qui la ramène à sa condition – dont elle n’est probablement jamais vraiment sortie – et surtour par amour, Elena commet l’acte irréversible et pose, de fait, la question des conséquences : sera-t-il utile et surtout en sera-t-elle punie ou en éprouvera-t-elle un remords durable ? Le film reste suffisamment ouvert pour que la réponse reste floue, ou plus exactement à l’appréciation toute subjective du spectateur. Néanmoins, dans la patrie de Dostoïevski, on conçoit mal le crime sans châtiment. Les signes du dérèglement ne cessent de poindre tout au long du film : le croassement du corbeau dans la première scène l’annonce-t-il peut-être, mais plus sûrement la mort d’un cheval le long de la voie ferrée et la coupure d’électricité sont autant de signes précurseurs qu’Elena est en mesure d’interpréter et dont le réalisateur se plait à croire qu’ils ne la laisseront pas en paix. La fin du (de son) monde affectera-t-elle directement sa cellule familiale : si le turbulent adolescent échappe de peu à la rixe et témoigne au passage de la totale dégénérescence d’une génération perdue et sans repères, qu’en sera-t-il alors d’un nourrisson laissé seul ou d’un bébé à venir ?

 

Projet de commande d’un producteur britannique sur le thème de l’apocalypse qui n’a pu aboutir, Elena a fini par exister seul et prend le parti de le traiter sur le plan intérieur et personnel, en suivant le lent et inexorable chemin d’une âme humaine sur le point de sombrer et de s’engloutir au sein d’un univers de sous-hommes rongés et viciés par la cupidité et la bêtise d’une part, le repli sur soi et l’égoïsme, sous couvert d’hédonisme, d’autre part. Homme venu du théâtre, sachant soigner mise en scène et scénographie – avec un soin tout particulier à la lumière et à la musique signée Philip Glass – Andreï Zviaguintsev peint une galerie de monstres réduits à l’état animal. Une animalité à la manière des rats (les pauvres) envahissant l’antre des riches éliminés doublement par le meurtre et la stérilité revendiquée. Terrifiant et peut-être amoral, si on décide toutefois qu’il n’y aura pas de punition à la clé pour Elena – ce dont les indices évoqués plus haut autorisent pour le moins de douter.

 

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Publié dans Admirable

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