Take Shelter - Jeff Nichols

Publié le par Patrick Braganti

afficheSorti début 2008, Shotgun Stories, le premier film du trentenaire américain Jeff Nichols avait impressionné par la qualité de sa mise en scène et la capacité de son auteur, réalisateur et scénariste, à dépeindre la middle-Amérique dans son aspect le plus miséreux et implacable. Sous fond de vengeance, les deux fratries qui s’y livraient une lutte violente étaient aussi opposés par leur (relative) condition sociale et matérielle. On attendait donc avec impatience le deuxième long-métrage du réalisateur de Little Rock, Arkansas. L’attente est aujourd’hui amplement satisfaite avec la découverte de Take Shelter, œuvre envoûtante qui ressort à la fois du film fantastique et de la trajectoire ahurissante et implacable d’un homme vers la folie. Cet homme, c’est Curtis LaForche, individu tranquille qui vit une existence sans heurts en compagnie de sa femme et de sa fille jusqu’à ce que des cauchemars apocalyptiques prolongés d’hallucinations et de délires incontrôlables le fassent basculer dans un autre monde, paranoïaque et de plus en plus coupé des autres. Hanté par des images récurrentes d’orages démentiels, de tornades destructrices, mais aussi de nuées gigantesques d’oiseaux – référence appuyée au maître Hitchcock – l’homme est persuadé qu’il doit construire un abri sous terre pour se protéger lui et les siens lorsqu’un cataclysme qu’il sait proche et inévitable s’abattra au-dessus de leurs têtes. Voyant en son entourage (le chien, un collègue puis son épouse) des ennemis en puissance, Curtis s’isole et s’enferme, néanmoins conscient de la dégradation inéluctable de son état.


Dans la lignée des films envisageant en 2011 la fin du monde, Take Shelter peut être en effet appréhendé comme une vision de post-crise, celle d’un monde où règne la peur sous toutes ses formes, sorte d’angoisse métaphysique qui amène à fuir et à se terrer dans une cave même aménagée, à l’abri des regards hostiles. Alors que la mère de Curtis est atteinte depuis plusieurs décennies d’une schizophrénie paranoïde, ce qui permet à son fils de poser un regard de connaisseur sur sa situation, on peut aussi voir dans l’abri souterrain aménagé une parabole du ventre de la mère, comme si Curtis voulait revenir à la source. Nous assistons pendant deux heures haletantes à la métamorphose d’un homme qui devient fou, et pire encore, en a pleinement conscience puisqu’il emprunte des ouvrages sur la maladie mentale à la bibliothèque locale, consulte un médecin puis une psychologue et confesse son état à sa femme.


Pour interpréter la douleur et l’enfermement, la paranoïa et l’isolement, il fallait bien le talent de Michael Shannon, déjà vu dans Shotgun Stories, mais aussi dans Bug de William Friedkin, où il y jouait Peter, un vagabond persuadé d’être attaqué par des insectes pénétrant sous sa peau. Ici ce sont les éléments climatiques d’abord, puis les personnes autour de lui, qui envahissent les songes cauchemardesques de Curtis. En ce sens, on pourrait considérer Take Shelter comme l’antithèse de Melancholia, où Justine n’envisageait le terme de sa dépression qu’au travers de la destruction de la planète. Antithèse car Jeff Nichols n’opte pas pour une issue radicale, s’embourbant quelque peu dans une résolution décevante qui réintroduit le film dans le champ de la normalité.
Fort heureusement cette réserve, même si elle n’est pas anodine, ne concerne que les minutes finales. Reste donc les cent-dix qui les précèdent et, une fois encore, le talent de Jeff Nichols à mettre en scène, à diriger ses acteurs et à ancrer l’ensemble dans les grandes étendues de l’Ohio – mais nous sommes cette fois dans une catégorie sociale moins défavorisée que dans son précédent film - est évident. Le réalisateur réussit en tous points un film remarquable, au suspense croissant, à la tension angoissante en sachant nous rendre palpable et touchante la détresse d’un homme en train de se consumer sous nos yeux sidérés et fascinés. On finit par se réjouir de la perspective de la fin des temps et du cataclysme ultime si elle donne naissance à de telles œuvres.

 

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Publié dans Admirable

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