Le Temps qu'il reste
Cétait déjà il y a 7 ans : présenté à Cannes, Intervention divine obtenait le Prix du
Jury et son réalisateur Elia Suleiman
accédait à la notoriété, plus précisément passait des cercles confidentiels
formés de happy few, qui lavaient découvert dès 1996 avec Chronique dune disparition, à un public plus large, même si son
cinéma à la narration éclatée et aux ambiances burlesques et décalées pouvait
en dérouter plus dun. Gageons quavec Le
Temps quil reste, un des grands oubliés à Cannes cette année, le cinéaste
palestinien naugmente guère son nombre daficionados.
Un taxi quitte laéroport et transporte un passager tapi à larrière dans lobscurité. Le ciel se déchaine : les éclairs zèbrent la nuit et une pluie diluvienne sabat sur le véhicule, dont le chauffeur se lamente : où sommes nous, quarrive t-il, que sont devenus les kibboutz ? Difficile de ne pas voir dans la scène qui introduit le film une élégante pirouette, une subtile élégance sur la situation actuelle de la région que le passager (le réalisateur en personne) retrouve et dont il va retracer lhistoire depuis 1948, au travers de ses propres souvenirs et de la vie de ses parents. De la proclamation de létat dIsraël marquant notamment le 16 Juillet de la même année la reddition de Nazareth (un lieu si symbolique que Ben Gourion préféra le contourner) à la construction du mur qui aujourdhui cloisonne et enferme les palestiniens, Le Temps quil reste revisite à la manière dElia Suleiman lhistoire contemporaine. Refusant de donner des leçons dhistoire, il aborde son sujet par le biais de lintimité en se focalisant sur une famille (la sienne) et tous les moments qui la façonnent, bons comme moins bons. Le Temps quil reste opte ainsi pour lunité de lieu - la maison des Suleiman dont le décor se modifie au passage du temps, un des seuls signes attestant justement du changement dépoque, tant le film fait preuve dune fluidité qui le rend presque linéaire. Parti pris judicieux au regard de limpression de durée (déjà 60 ans) et de pourrissement de la situation.
Pour les trois premières parties (avant la naissance dElia puis Elia enfant, enfin adolescent), le réalisateur a beaucoup fait appel aux souvenirs de son père Fuad, ainsi quau journal que celui-ci écrivit lorsquil tomba malade. Combattant résistant de la première heure, Fuad refusa de quitter la région, devenant lui et sa famille des « absents-présents », statut issu du refus des autorités à leur accorder la nationalité israélienne, qui néanmoins ninterdisaient pas la possibilité de demeurer au pays. Le traitement que propose Elia Suleiman pour cette période a quelque chose dartificiel, dirréel, mettant en scène des situations qui privilégient encore le burlesque et labsurde de manière que le spectateur puisse en sourire. Tournée en plans fixes qui prouvent le sens du cadrage et de la chorégraphie du réalisateur, cette évocation des jeunes années mêle habilement lintime et lhistoire. Travaillant beaucoup sur le corps (sa place dans le cadre et son déplacement, souvent résumé à des courses à travers les ruelles de la ville), Elia Suleiman digère mieux que jamais linfluence de Buster Keaton les yeux du jeune acteur, Ayman Espanioli, qui joue le réalisateur adolescent, dans leur candeur et leur étonnement émerveillé, sont terriblement keatoniens. Le Temps quil reste fonctionne aussi sur la répétition : parties de pêche interrompues par les soldats, le voisin qui, lorsquil a bu, menace de simmoler. Là aussi ces scènes cocasses et décalées renforcent lidée de durée, de pérennisation dun état qui, au lieu de sarranger, se dégrade.
Cette première heure nous séduit évidemment par la poésie quelle dégage, le regard doux, distancié et chaleureux que porte Elia Suleiman sur la vie de ses parents. Même si elle glisse du burlesque au tragique, rendant encore plus palpable cette absurdité que le film semploie à montrer, sinon dénoncer, elle ne nous prépare pas vraiment à la dernière demi-heure, absolument bouleversante et magnifique. Cette fois, Elia Suleiman campe son propre rôle : de retour chez lui, sa mère est mourante, le réalisateur devient le spectateur muet de tout ce qui lentoure. Muet parce que les paroles sont devenues inutiles, et parce que le regard, toujours étonné, surpris de mesurer lampleur de la dévastation, se teinte ici dune totale empathie, dune tristesse indicible et dune véritable générosité. Celle-là même qui initie des gestes simples (faire écouter à sa mère coupée du monde une ancienne mélopée) qui vous déchire le cur. Les yeux tristes et lumineux dElia Suleiman vous transpercent et, dès lors, lenvie de rire nous quitte, même en découvrant le ballet surréaliste dinfirmiers et de militaires autour dun blessé transporté à lhôpital voisin.
Lhumour, dit-on, est la politesse du désespoir. Chez Elia Suleiman, cela ne fait pas lombre dun doute. Le Temps quil reste, qui est bien sûr aussi un film sur le temps qui passe, est une ode magnifique et infiniment mélancolique à lamour de la famille, des amis, en un mot à la vie. Film épuré où le silence règne, tissant un lien ténu avec le spectateur, Le Temps quil reste confirme, sil en était besoin, un artiste libre et subversif, Pierrot lunaire sappropriant en équilibriste inspiré le réel.
Petit clin dil : jai trouvé une ressemblance stupéfiante, presque au-delà du seul physique, entre Elia Suleiman et Bashung. Une ultime raison dadorer Le Temps quil reste, avec lirruption très subjective du fantôme de linterprète de Comme un lego.