Etreintes brisées

Publié le par cameophilie



Les cinq derniers films de Pedro Almodóvar n’ont cessé d’attester la maîtrise à laquelle le cinéaste madrilène est parvenu. Ils entérinent également la fin irréversible de l’époque de la légèreté et de la frivolité, époque durant laquelle le fer de lance de la Movida séduisait par son exubérance, son goût du kitsch assumé et ses univers baroques. Jusqu’au début des années 90, les égéries d’Almodóvar s’appellent Carmen Maura et Victoria Abril et illuminent des films où la gaieté et une douce folie prédominent largement. Depuis, le réalisateur de Talons aiguilles a vieilli, a connu dans sa vie privée des chagrins – en premier lieu la disparition de sa mère -  qui ont largement rejailli sur ses productions qui ont gagné en profondeur et en tristesse, mais aussi en complexité, en réfléchissant toujours plus sur les questions de deuil et d’absence, en étant hantées par les désillusions que la vie finit forcément par faire resurgir et par les déceptions que nos semblables ne peuvent s’empêcher de nous infliger.

 

Mais une des caractéristiques qui traversent également l’œuvre récente d’Almodóvar est l’hommage qu’il rend en permanence au cinéma. Le fils de Manuela dans Tout sur ma mère vouait une passion au septième art,  et Enrique était un cinéaste en pleine crise d’inspiration dans La Mauvaise Education. C’est sans doute avec ce dernier film qu’Etreintes brisées partage le plus de similitudes : Mateo Blanco fut un réalisateur à succès mais, suite à un accident tragique qui le rendit aveugle, il prit un pseudonyme, Harry Caine, et devint écrivain, auteur de scénarios. Le changement d’identité n’a jamais empêché de faire resurgir le passé et c’est encore une fois tout l’art d’Almodóvar de nous entraîner dans une histoire aux multiples ramifications, où l’amour, le deuil et le renoncement occupent les premières places. Etreintes brisées oscille entre deux périodes : 1994 et 2008, mais développe aussi plusieurs niveaux de narration : film dans le film, Mateo Blanco narrateur de ses souvenirs. Néanmoins, il n’est pas le personnage central car toute l’histoire passionnelle et compliquée d’Etreintes brisées gravite autour de Lena (Penélope Cruz, flamboyante et sensuelle, digne héritière de Sophia Loren), qui ne rêve qu’à devenir actrice.

 

C’est bien cette incursion dans le milieu du cinéma qui va donner à Etreintes brisées ses plus beaux moments, magnifiant la magie même de cet art, dont on mesure en même temps comment il repose sur l’artifice et la manipulation. Un homme qui apprend la duperie de sa compagne à cause du visionnage d’un rush, le même quitté dans une scène de rupture, sommet de la mise en abyme : autant de passages qui constituent un vibrant hommage à la discipline à laquelle Almodóvar voue un amour immodéré : pour s’en convaincre, il n’y a qu’à relever les multiples indices qui parsèment le film. Les clefs de ce puzzle complexe nous sont livrées au fur et à mesure, densifiant Etreintes brisées scène après scène. A partir de la rupture, le film décolle, s’envole pour ne plus jamais arrêter de nous émouvoir et nous agripper.

 

Formidablement construit, confirmant la maestria du réalisateur de Parle avec elle, Etreintes brisées contient en lui toute son œuvre : des clins d’œil jalonnent le film, non comme des autocitations pédantes, mais juste comme les indications ludiques d’un homme au sommet de son art, qui finit par opérer un mouvement circulaire – le film dans le film présentant de larges similitudes avec ses films initiaux. Créateur d’un univers personnel et ô combien identifiable, Pedro Almodóvar s’impose aujourd’hui comme le descendant talentueux et inspiré de Douglas Sirk ou Billy Wilder en revigorant les codes du mélodrame. A quelques heures du palmarès cannois, on imagine mal – sans préjuger de la qualité des autres films en compétition – qu’Etreintes brisées ne puisse être récompensé.

    

La bande originale du film est à écouter ici



Publié dans Admirable

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V
C'est vrai qu'il y a un côté Sirk ou Wilder chez Almodovar, ils partagent ce sens du romanesque, limpide, évident, puissant, et aussi une certaine modernité, une intemporalité.
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