Gomorra

Publié le par cameophilie

S’il ne fallait retenir qu’une scène de Gomorra, qui par ailleurs en comporte quelques unes remarquables et impressionnantes, ça pourrait être celle de l’étrange ballet de camions conduits par des enfants tziganes au fond d’une carrière désaffectée et réutilisée pour l’enfouissement de déchets toxiques. En effet, cette scène concentre toute l’hallucination et la folie qui imprègnent constamment ce film époustouflant, très justement récompensé du Grand Prix du jury au dernier festival de Cannes, même si on demeure après coup surpris qu’il n’obtînt point la distinction suprême.

Adapté du livre éponyme de Roberto Saviano, qui vaut à son auteur d’être placé sous haute protection policière car la Mafia napolitaine a signé son arrêt de mort, le film de Matteo Garrone parvient toutefois à s’en démarquer, en délaissant l’aspect purement économique, le business en quelque sorte, pour s’attacher à des personnages que le film s’emploie à esquisser, puis à entrecroiser sans qu’il s’agisse à proprement parler d’une œuvre chorale.

Les histoires croisées des protagonistes partagent en effet le même cadre de vie : Scampia, banlieue sinistrée de Naples, terrain sur lequel règnent les différents clans mafieux au cœur de trafics juteux de drogue. Une économie souterraine aux ramifications compliquées où l’argent est roi et essentiel, dans laquelle des enfants, des adolescents et des adultes, des communautés diverses se retrouvent impliqués. Ou plus exactement pieds et poings liés depuis souvent leur plus jeune âge, comme Toto, un môme de douze ans, livreur de courses à domicile, en train de mettre le doigt dans un engrenage broyeur. Car ce monde fascine les plus jeunes par le pouvoir et l’argent facile auxquels ils l’associent. C’est le cas des deux potes Marco et Ciro, deux têtes brûlées qui se prétendent anarchistes et indépendants, clones pitoyables des héros de Scarface qu’ils singent aveuglés de bêtise sur une plage. Dans Gomorra, on palpe sans fin des liasses de billets que Don Ciro, une sorte de comptable à la solde de la Camorra, amène de porte en porte aux familles soutenues et protégées par tel ou tel clan.

Bien loin des films qui sanctifièrent la Mafia et ses codes d’honneur dans une mythologie souvent trompeuse et folklorique, Gomorra propose une immersion de plus de deux heures en apnée au sein de ce que les autochtones surnomment le Système. Dont on ne comprend pas tous les rouages, les fonctions des différents acteurs. La complexité de la narration n’est pas un obstacle dans la mesure où elle exprime celle de cet écheveau de relations et de trafics en tous genres. Ici pas vraiment de grands chefs ni de parrains à la Corleone, juste les maillons plus ou moins importants d’une chaîne qui les relie pour mieux les entraver. C’est une Italie cauchemardesque et hallucinée que donne à voir Matteo Garrone : dans une géographie de lieux plus glauques les uns que les autres, où émerge le quartier de La Vele, deux grands bâtiments en forme de voile desservis par un réseau de couloirs et de passerelles où le soleil ne pénètre jamais, le cinéaste donne vie et corps à un film monstrueux et rugissant, désespéré et fascinant duquel il est difficile de ressortir indemnes.

Il y a quelque part un parallèle entre Le cauchemar de Darwin et Gomorra : on y croise la même diversité communautaire, une misère commune où la femme est ramenée au rang de prostituée, des motivations mercantiles qui finissent par laisser peu de place et de considération pour la vie humaine. Dans les deux cas, une cour des miracles monstrueuse. Une plongée ahurissante dans un monde barbare dont on se demande comment elle a pu être accomplie. Et qui parvient à engendrer un véritable film de cinéma dont la forme nerveuse et fluide, souvent proche du documentaire, soutient sans faiblesse ni relâche le propos. Gomorra tient d’un bout à l’autre son ambition esthétique et politique. On en ressort anéantis et durablement effrayés.



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P
Excellente critique que je rejoins totalement. Un puissant qui fait froid dans le dos !
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