La Femme sans tête
En lespace de trois
films, largentine Lucrecia Martel a
déjà amorcé sans conteste le commencement dune uvre où elle déploie son goût
pour les portraits de groupe et les ambiances intrigantes.
Dans La Cienaga, elle filmait la réunion de
deux familles autour dune piscine au sein dune propriété à latmosphère
poisseuse et délétère. Lidée dentremêler les destinées, de traiter ses
personnages à la marge en maniant avec brio la bifurcation et lellipse tout en
inscrivant son travail dans la réalité sociale dun pays si dévasté par la
crise quil en porte encore les stigmates demeure laxe majeur des deux films
suivants. La Nina santa, sorti en
2004, se déroulait dans une ambiance tout aussi lancinante et étrange et brouillait
à lenvi les pistes dans un chassé-croisé amoureux sous fond de premiers émois
sexuels. Ce deuxième opus, plus prétentieux et moins inventif, nous avait
laissés un peu sur notre faim, et nous attendions avec impatience La Femme sans tête, dautant plus que le
film a reçu un très mauvais accueil lannée dernière à Cannes. Si tous les
films difficiles daccès, peu explicatifs et signés dauteurs exigeants doivent
être sifflés et hués, comme ce fut aussi le cas pour Philippe Garrel, nous
nourrissons de sérieux doutes quant au niveau des festivaliers, qui,
manifestement, nont pas su (ou pu) voir les qualités certaines dun film qui
imbrique réalisme et fantasme, en nous perdant et nous faisant de nouveau
voisiner avec des situations proches de La
Cienaga.
La Femme sans tête, cest Veronica, dentiste de profession,
qui, de retour dun week-end en famille, suite à un moment dinattention,
heurte quelque chose (un chien, un enfant ?) sur la route. Lucrecia Martel filme le remords qui
tenaille une femme sans laborder de manière frontale. Plus curieux encore,
Veronica est à la fois le personnage central et absente du film, non pas
physiquement, mais mentalement, sans que les nombreuses personnes qui
lentourent (parents, mari, domestiques, clients) ne semblent percevoir le
trouble qui lenvahit jusquà la rendre étrangère aux autres et à elle-même.
Veronica est dans le cadre sans réellement y figurer. La réalisatrice ne cesse
de développer des histoires périphériques qui gravitent autour de son héroïne
sans quelles donnent limpression de latteindre. Nous sommes certes égarés
dans des lieux poste de police, hôpital et au milieu dun flux de
personnages au sujet desquels on ne saisit que des bribes. Lentremêlement
demeure donc la marque de fabrique dune cinéaste chez laquelle lélément
aqueux piscine, pluies diluviennes, orage est lui aussi récurrent.
A sa moitié, La Femme sans tête opère une nouvelle
bifurcation et se place sur un terrain plus politique, qui rend compte de
linégalité flagrante de la société argentine, où une classe de nantis à
laquelle Veronica appartient côtoie celle des laissés-pour-compte dont est
censé faire partie un garçon disparu, quelle aurait pu écraser. Après le
remords et la culpabilité, vient le temps de leffacement des faits et gestes
de Veronica durant le week-end de lorage. Elle va même jusquà changer de
couleur de cheveux, paraissant soffrir une remise à zéro des compteurs, une
amnésie complaisante pour une innocence reconquise. Tout finit par reprendre sa
place au sein dun microcosme portant en lui toutes les séquelles de linertie,
du temps suspendu et dune détérioration inéluctable des choses, comme exact
reflet dun pays exsangue peinant à refaire surface.
La Femme sans tête constitue ainsi une uvre multiple et
foisonnante, où le spectateur ségare dautant plus que Lucrecia Martel travaille beaucoup sur le hors-champ et joue avec
la notion dincertitude mouvante qui imprègne lensemble dun film, où il est
de moins en moins aisé de se rattacher à des repères tant soit peu tangibles.
Nous ressentons au fur et à mesure de notre propre engourdissement une
impression de déliquescence et dirréalité cotonneuse. La méconnaissance de soi
et le détachement ont rarement revêtu un aspect aussi palpable et la cinéaste
nous convie à un véritable voyage mental, aidé par linterprétation magistrale
et subtile de Maria Onetto, à qui on
aurait volontiers décerné un prix.
Typique du film dans
lequel on entre pour mieux sy plonger ou à linverse on ne pénètre pas pour
sombrer dès lors dans lennui et lagacement, La Femme sans tête, projet ambitieux sur le bouleversement des
perceptions, mérite bien, pour le coup, que nous acceptions débranler les
nôtres et de nous laisser embarquer pour cette odyssée du vacillement et de la
confusion mentale.