Le Roi de l'évasion
La représentation de la classe ouvrière (ses luttes et son
extinction), le Sud Ouest du côté de la Gascogne et lhomosexualité
omniprésente, comme si elle devenait la norme en marginalisant le modèle
dominant hétérosexuel, constituent depuis ses premiers courts-métrages dans les
années 90 les trois piliers fondateurs de luvre de laveyronnais Alain Guiraudie. Dans son dernier opus,
Le Roi de lévasion, probablement
plus accessible et moins cérébral que ses films précédents, le réalisateur de Pas de repos pour les braves (2003) met
en arrière-plan les préoccupations militantes et politiquement engagées qui imprégnaient
Du Soleil pour les gueux et Ce vieux rêve qui bouge, deux
moyens-métrages sortis en 2001.
Cependant, et plus que jamais, Le Roi de lévasion atteint à la mythologie du western moderne doublé dun conte picaresque et philosophique, mettant en lumière les interrogations existentielles dArmand Lacourtade, quadragénaire au physique de panda, vendeur de machines agricoles, homosexuel qui ne se satisfait plus dune vie amoureuse se résumant à des ébats furtifs et des rapports éphémères. Les hasards de la vie mettent sur son chemin la jeune Curly, fille dun collègue bougon et revanchard, adolescente passionnée en pleine crise et explosion dune libido débordante, jetant son dévolu sur cet homme massif, lui en pleine possession de ses moyens. Le chemin inhabituel, allant de lhomosexualité vers une tentative de normalisation hétérosexuelle un virage de cuti à lenvers, en quelque sorte est semé dembûches. Armand et Curly, incroyablement dopés par labsorption de racines nommées dourougnes, au double effet aphrodisiaque et énergisant, prennent la fuite, traqués par le père de la jeune fille, ses acolytes, et la police menée par un curieux commissaire, lubrique et envahissant, jumeau dAlain Juppé la ressemblance est particulièrement saisissante.
En filmant cette fugue bucolique et naturaliste, presque panthéiste, au cur de paysages tarnais gorgés de soleil et de sous-bois, Alain Guiraudie opère un jubilatoire renversement des codes : Armand est dabord poursuivi, voire stigmatisé, non pour enlever une mineure, laquelle est dailleurs très consentante, mais pour avoir renié sa nature gay, qui en aucune manière pose problème, puisque tout le monde est homo dans cette contrée. Lescapade champêtre, filmée en plans larges et grands angles, avive la réflexion dArmand sur sa vie, ce qui conduit notamment à une très belle scène finale avec un vieillard encore bien vert, livrant sa leçon pleine de bon sens sur la jouissance. Une quête centrale dans ce film hédoniste et épicurien, vantant les plaisirs de la liberté et des chemins de traverse. Et ce nest pas un mince mérite de la part dAlain Guiraudie de braquer sa caméra sur des corps énormes et flétris, aux antipodes des canons actuels, finissant du coup par banaliser complètement lorientation sexuelle de ses personnages.
Récit fantasmagorique et rabelaisien, Le Roi de lévasion ne cesse de surprendre tout au long de scènes
hautes en couleurs, jamais vulgaires ni choquantes, en dépit de dialogues crûs
et imagés et dexposition sans chichis des corps au repos ou en action. Sil
montre une majorité dhomosexuels ni fiers ni honteux, Alain Guiraudie fait également la part belle aux gros et aux vieux,
des catégories de personnes réputées peu affriolantes et donc peu enclines à
séduire des spectateurs anesthésiés par le formatage habituel. Le Roi de lévasion doit ainsi être
salué pour lespace de liberté quil représente et revendique ; un espace
au sein duquel le spectateur a tout loisir de baguenauder à sa guise, cueillant
au passage les paroles pétries de bon sens de ces joyeux drilles partageant les
valeurs presque surannées de solidarité, de paresse et de plaisirs simples. Une
philosophie à laquelle on adhère sans hésitation.