Le Ruban blanc

Publié le par cameophilie



Venu tard au cinéma, à l’âge de 46 ans, après des études de philosophie, de psychologie et de théâtre, le munichois Michael Haneke, qui grandit en Autriche, a très rapidement acquis un statut d’artiste majeur, grâce à une œuvre radicale auscultant les dégâts provoqués par la violence et le mal dans les sociétés modernes. Que ce soit à travers la trilogie initiale de “la glaciation émotionnelle” ou dans les films à plus gros budgets et à castings internationaux qui suivirent, le réalisateur de Caché a surtout scruté la cellule familiale, terreau idéal des perversions et de la corruption mentale, avec comme idée directrice que les enfants héritent des pêchés de leurs parents.

 

Pour la première fois, Michael Haneke livre un film historique, enfin, plus précisément un film se déroulant dans le passé (un village allemand en 1913 avant le déclenchement de la première guerre mondiale) dont la vocation n’est pas d’être explicative, ni d’établir des liens de causalité entre des événements inexpliqués et ceux qui se produiront vingt ans plus tard. Un peu à la manière d’un Gus Van Sant dont Elephant (Palme d’Or en 2003) n’avait pas pour mission de trouver des motifs ou d’inventorier les signes précurseurs de la tragédie de Columbine. Michael Heneke nous transporte donc un siècle en arrière dans une petite communauté protestante composée de figures tutélaires : le baron, maître des lieux, son régisseur chargé de le seconder et de veiller à la bonne exécution des travaux agricoles, un médecin, un pasteur et un instituteur. Ce dernier est aussi le narrateur de cette étrange histoire qui voit une succession d’incidents plus ou moins graves se produire sans raison apparente et sans coupable démasqué.

 

Comme à son habitude, le cinéaste de Funny Games nous manipule, échafaudant des pistes qu’il s’empresse ensuite d’abandonner. L’important n’est pas ici d’identifier un fauteur de troubles, mais d’appréhender les conditions de vie qui amènent un groupe d’enfants ayant reçu une éducation extrêmement stricte constituée d’idéaux et de préceptes à suivre et à mettre en pratique à juger, puis punir, ceux-là mêmes qui leur ont enseigné, voire prêché, des notions. Germanophone, Michael Haneke choisit à dessein cette période – lui-même est issu d’une famille partagée entre deux confessions : sa mère était catholique et son père protestant. Ce que cherche à montrer le cinéaste, c’est bien la frontière ténue, et les dangers sous-jacents qui menacent et finiront par gronder, qui sépare la pensée, les convictions ou les croyances et les idéologies qui peuvent en découler.

 

En 145 minutes, Michael Haneke signe sans conteste son film le plus abouti, le plus maîtrisé ; sa qualité la plus évidente étant cette capacité à se maintenir du début à la fin, de nous tenir en haleine malgré le décalage temporel et l’austérité de l’univers que nous pénétrons. Néanmoins, il faut veiller à ne pas créer un amalgame entre ce qui nous est donné de voir et les moyens utilisés pour y parvenir. En effet, outre les moyens dont il dispose, en tout premier lieu le travail prodigieux sur la photographie, Le Ruban blanc met en place un dispositif tout à fait moderne qui rend aisée l’approche et captive par la juxtaposition de scènes fortes avec quelques pics chargés d’émotion et de tension. Une impression confirmée quand on sait que le projet était d’abord destiné à la télévision pour une série de quatre heures. On entrevoit combien la variété et le nombre des personnages auraient pu être davantage exploités et on salue par la même occasion le travail d’élagage de Jean-Claude Carrière au scénario.

 

On est au final un peu gênés de qualifier le film comme étant de la belle ouvrage. Il n’y a certes rien à redire sur la qualité de la mise en scène rigoureuse, encore moins sur l’interprétation en tous points magistrale, avec notamment une distribution exceptionnelle des rôles d’enfants. Par ailleurs, le classicisme (linéarité de la narration) qui s’en dégage irrite quelque peu par son côté apprêté et parfaitement brillant et, bien qu’il ne suscite aucun ennui et sait avec efficacité nous tenir en haleine, Le Ruban blanc aborde une thématique presque passéiste qu’on est en droit de trouver guère passionnante. Cette obsession à creuser les racines du mal paraît bien vaine, nous poussant à interpeller le réalisateur : et alors, et après ? Il n’en reste pas moins que nous sommes devant un magnifique objet de cinéma et qu’une telle apothéose mérite bien de recevoir la récompense suprême.



Publié dans Appréciable

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